Analyse : Le festin des dieux de Bellini et Titien

Le banquet des dieux, thème récurrent de la mythologie, connaît un essor notable en peinture durant la Renaissance, particulièrement dans le courant maniériste du Nord. Symbole d’abondance et de paix, il est souvent associé à des récits précis. Ainsi, la première représentation picturale renaissante d’un festin des dieux, la célèbre peinture de Giovanni Bellini (1430-1516) – achevée par Titien (1488-1576), est liée aux cultes de Bacchus et de Priape, s’inspirant directement des Fastes d’Ovide (I, 393-440).

Giovanni Bellini and Titien, Le Festin des Dieux, 1514/29, huile sur toile, 170.2 x 188 cm  (National Gallery of Art)
Giovanni Bellini and Titien, Le Festin des Dieux, 1514/29, huile sur toile, 170.2 x 188 cm (National Gallery of Art)

Le festin des dieux, une œuvre à plusieurs voix

Souhaitant rivaliser avec les autres cours italiennes en matière d’art et de culture, le duc de Ferrare, Alphonso d’Este, commande un ensemble de quatre tableaux représentant des scènes de bacchanales pour son camerino, un cabinet de travail conçu à l’image d’une galerie antique. Loin de ses habituels thèmes religieux et portraits, Giovanni Bellini, peintre de l’école vénitienne, s’aventure dans cet univers mythologique peuplé de divinités antiques. Après sa mort, le tableau est retouché par Dosso Dossi (1449-1542), la surface ayant était endommagé lors de son acheminement de Venise en 1516.

En 1525, Titien – élève de Bellini – peint la Bacchanale des Andriens, à la demande du duc qui souhaite compléter la galerie mythologique. Titien a inséré des détails qui font délibérément penser au Festin de son maître. Les deux tableaux présentent une figure féminine allongée à droite et un verre de vin renversé au premier plan. Dans les deux cas, des personnages masculins à dos nu portant des récipients sortent à gauche et, à proximité, des hommes dodus et enivrés boivent encore plus de vin. Plus tard, en 1529, Titien repeindra l’arrière-plan de Bellini pour l’unir stylistiquement à d’autres de ses tableaux accrochés dans le camerino d’Alfonso.

Titien, La Bacchanale des Andriens, 1523-1526, huile sur toile, 175 x 193 cm  (musée du Prado, Madrid)
Titien, La Bacchanale des Andriens, 1523-1526, huile sur toile, 175 x 193 cm (musée du Prado, Madrid)

À l’origine, Bellini avait composé une scène peu profonde pour ses personnages, derrière laquelle se trouvait une ligne continue de troncs d’arbres éclairés par la lumière chaude du soleil (dont le seul passage subsiste à l’extrême droite). C’est Titien qui a peint le paysage de Dosso avec un arrière-plan montagneux saisissant, ne laissant que le feuillage de Dosso et le faisan dans l’arbre de droite.

Un festin divin aux multiples énigmes

Les couleurs brillantes et riches, typiques de l’école vénitienne, illuminent cette fête où des nymphes et satyres servent du vin aux divinités. Certains personnages savourent leur verre avec élégance, tandis que d’autres succombent aux effets de l’excès, le regard fixe ou même évanouis. Derrière cette apparente allégresse, se cache une complexité iconographique que les historiens tentent toujours de déchiffrer.  Certains spécialistes y perçoivent une célébration du mariage, tandis que d’autres y perçoivent un calendrier mythologique.

Au premier plan, Bacchus est représenté sous les traits inhabituels d’un enfant. Une apparence tirée du livre Les Saturnales de l’écrivain antique Macrobius, dans lequel Bacchus apparaît à quatre stades de la vie aux solstices et aux équinoxes de l’année calendaire. L’enfant Bacchus apparaît devant son professeur Silène, qui s’appuie sur son attribut (symbole d’identification), son fidèle âne. Derrière eux, le dieu des commencements, Janus, touche de sa main son attribut : les têtes de deux serpents, tandis que Mercure est adossé contre des pierres, son caducée contre sa cuisse droite. Pan, dieu de la nature, joue de la flûte à l’arrière-plan, tandis que Jupiter, accompagné de son aigle, trône au centre de la composition.

En s’appuyant sur le récit d’Ovide et la séquence picturale de Bellini, il est possible de proposer une lecture symbolique des mois de l’année. Mai serait dédié à Maia, mère de Mercure, qui apparaît en or, tandis que juin serait associé à Priape, dieu de la fertilité avec son phallus renflé et sa faux suspendue à l’arbre au-dessus. Bellini raconte ici une histoire qu’Ovide relate deux fois, avec des victimes différentes : une nymphe, Lotis (janvier) ou la déesse du foyer, Vesta (juin). Dans les deux versions, l’âne de Silène braie, réveillant la dame endormie et déjouant le complot érotique de Priape qui veut profiter d’elle. A côté de Priape se trouve la déesse des moissons, Cérès, qui porte une couronne de blé, et le dieu de la poésie, Apollon, qui, avec sa couronne de laurier, tient sa lyre, peinte comme un instrument du XVIe siècle, une lira da braccio. Au milieu, on retrouve un couple, Cybèle et Neptune, qui illustre l’idée de l’union partagée et féconde suggéré par le geste lascif de Neptune sur la cuisse de Cybèle. Leur centralité vient résoudre la dissymétrie due à l’abus de vin crée par Cérès, qui, éméché, s’appuie sur Apollon et par Priape qui n’a de regard que pour Lotis (ou Vesta).

Chef d’œuvre de la renaissance vénitienne

Située sûrement à la fin du banquet, Le festin des dieux incarne les caractéristiques de l’école vénitienne : une sensualité raffinée, une attention portée à la beauté des formes et une maîtrise de la couleur. Bellini et Titien, en s’appropriant librement les mythes antiques, offrent une vision personnelle et jubilatoire de l’Olympe, loin d’une illustration fidèle des textes, la scène – sûrement à la fin du banquet – dénote, par ailleurs, des habituelles représentations. En juxtaposant grâce divine et grossièreté humaine, harmonie naturelle et désordre comique, érotisme subtil et grotesque burlesque, les artistes créent une tension esthétique qui captive le spectateur.

Les artistes s’adressent aussi à leur commanditaire et à leur public cultivé. Ils évoquent les connaissances de l’art antique et de l’art contemporain, tissant un réseau de références savantes qui enrichissent la lecture de l’œuvre. Les références aux maîtres italiens et flamands sont présentes – notamment le style des vêtements inspiré d’un tableau du Flamand Albert Dürer, de même que le goût pour les symboles ésotériques et les jeux intellectuels.

Cet article a été publié dans Le Ptit Rat n° 1 du 12 août 2024, intitulé Jeux artistiques.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *