Une loi-cadre pour la restitution des biens volés par les nazis

Le projet de loi a pour objet de faciliter la restitution d’œuvres spoliées aux juifs pendant la période nazie, entre 1933 et 1945.

Tableaux retrouvés en 1945 au château Neuschwanstein, en Autriche. Ils proviennent  de la collection Rothschild-Stern et rassemblées par le militaire nazi Hermann Goering
Tableaux retrouvés en 1945 au château Neuschwanstein, en Autriche. Ils proviennent de la collection Rothschild-Stern et rassemblées par le militaire nazi Hermann Goering

Le projet de loi visant à accélérer la restitution des biens culturels spoliés appartenant à des collections publiques en France ou ailleurs, dans le contexte des persécutions antisémites entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, a été déposé au Sénat le 19 avril 2023.

Ces biens ont été spoliés par milliers, voire par millions, de plusieurs manières, telles que le vol, le pillage, la confiscation, la saisie sous forme d’aryanisation, ou les ventes contraintes ou forcées.

En 1995, Jacques Chirac, alors président de la République, avait lancé une politique publique de réparation des persécutions et spoliations antisémites, mais il aura fallu attendre le projet de loi présenté par Roselyne Bachelot en conseil des ministres en novembre 2021 pour que ces objectifs soient réellement concrétisés. Le projet de loi prévoit la restitution de certaines œuvres aux ayants droit des propriétaires spoliés, par la voie d’un déclassement.

Pourtant, la France dispose déjà d’un texte encadrant les restitutions, mais celui-ci pourrait s’avérer caduc.

L’Ordonnance de 1945, un régime juridique discutable ?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat adopte l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 afin d’assurer le traitement rapide, efficace et juste des réclamations des victimes de spoliation.

En France, l’inaliénabilité des collections publiques est consacrée par l’édit de Moulins en 1566 et est aujourd’hui prévue à l’article 451-5 du Code du patrimoine. L’Ordonnance instaure une procédure de restitution au bénéfice des victimes de spoliations et crée un régime exorbitant du droit commun. L’application de cette ordonnance aboutit à constater la nullité des actes accomplis par les différents possesseurs. À titre d’exemple, la Cour d’appel de Paris a ainsi pu ordonner le 30 septembre 2020 (CA Paris, 30 septembre 2020, n°19-18087) la restitution de trois tableaux de Derain appartenant à des musées publics.

Entre 1945 et 1955, les tribunaux français ont rendu de nombreuses décisions fondées sur cette ordonnance. Le contentieux s’est ensuite quasiment éteint en raison des délais butoirs imposés.

Cependant, depuis les années 90, l’application absolue et perpétuelle de l’Ordonnance de 1945 sur les spoliations pourrait menacer la sécurité juridique et celle du marché de l’art. Les juridictions françaises cherchent donc à concilier la réparation des spoliations tout en assurant une application juridique stricte de cette ordonnance.

L’affaire Armand Isaac Dorville

C’est notamment le cas de l’affaire Armand Isaac Dorville, dont la décision peut paraître sévère, mais elle est justifiée par une étude minutieuse des circonstances de la vente.

En 1941, Armand Isaac Dorville, avocat et collectionneur français, décède et sa collection est dispersée aux enchères en 1942, après accord de ses ayants droit. Douze œuvres sont acquises par des musées français et les héritiers survivants perçoivent le fruit de la vente en 1947, sans solliciter son annulation.

Des décennies plus tard, les descendants d’Armand Isaac Dorville cherchent à faire déclarer une vente spoliatrice auprès de la Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations (CVIS). Par avis du 17 mai 2021, la CVIS se déclare incompétente pour statuer sur cette demande d’annulation de la vente, qu’elle ne considère par ailleurs pas spoliatrice. Cependant, elle recommande aux musées nationaux de procéder à la « remise » des œuvres qu’ils ont acquises, à condition que la famille rembourse le prix d’adjudication (environ 80 000 €).

Face à cela, les héritiers poursuivent l’Etat et les musées en possession d’œuvres de la collection en invoquant l’ordonnance de 1945. Une loi est finalement adoptée pour remettre les douze œuvres à la famille contre le paiement, tandis que le tribunal analyse minutieusement les circonstances de la vente afin de déterminer sa nullité potentielle.

Le tribunal juge finalement que la vente n’était pas spoliatrice et refuse de relever les héritiers de leur forclusion. La décision est justifiée par l’étude rigoureuse des faits et l’avis de la CIVS, et l’intervention législative permet de pallier l’inapplicabilité de l’Ordonnance de 1945 sans étendre artificiellement son champ d’application dans le temps. Le sort des neuf œuvres restantes reste à trancher par la Cour d’appel ou le législateur.

Affaire Adriaen Van Der Werff

Pourtant, le jugement du 27 janvier 2023 montre que les tribunaux français font preuve de permissivité quant à l’application de l’ordonnance de 1945. L’affaire Adriaen Van Der Werff concerne une toile spoliée, La Madeleine pénitente, attribuée au peintre Adrian Van Der Werff, confiée à une maison de vente en 2017.

Les descendants du propriétaire originel demandent la restitution de l’œuvre après avoir appris son inscription au répertoire des biens spoliés en 2018. Le tribunal considère que les héritiers étaient dans l’impossibilité d’agir dans le délai prévu par l’Ordonnance de 1945 et considère leur action recevable.

La nullité des ventes postérieures à la spoliation est prononcée et la restitution de la toile ordonnée, ainsi que la communication des informations relatives aux ventes et au propriétaire actuel. Cette décision étend le champ d’application de l’Ordonnance de 1945 dans le temps et pourrait permettre une forme d’imprescriptibilité.

Bien que cette interprétation extensive puisse ne pas être conforme à l’esprit et à la lettre de l’Ordonnance de 1945, elle illustre la tolérance des tribunaux français envers les demandes de restitution d’œuvres spoliées.

Cependant, certains arguments juridiques susceptibles de contester cette application ne sont pas toujours invoqués. Le projet de restitution d’œuvres de biens culturels aux ayants droit de propriétaires spoliés nécessite l’adoption d’une loi d’espèce adaptée aux cas particuliers et suscite des craintes quant à la multiplication de lois de circonstance.

Que vient changer la loi-cadre ?

Pour contourner le principe d’inaliénabilité des collections publiques, il existe deux options : le déclassement, qui est très limité, et les solutions juridiques astucieuses pour permettre une restitution. Autrement dit, un bidouillage juridique.

Le législateur adopte généralement des lois d’espèce, comme vu précédemment, mais ce mécanisme est complexe et ne se limite qu’à un usage unique.

Cette loi-cadre, déposée par la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak le 19 avril, va venir créer dans le Code du patrimoine une dérogation au principe d’inaliénabilité afin de faciliter le processus de restitution de ces biens appartenant au domaine public. L’objectif est de maintenir la mémoire de ceux à qui le droit de vivre a été refusé.

Ainsi, avec cette loi, il ne sera plus nécessaire de recourir à des lois d’espèce et de passer par la navette parlementaire, mécanisme complexe et chronophage.

Le Sénat examinera le projet de loi le 25 mai 2023.

Bien que le texte soit circonscrit aux spoliations antisémites, il est important de noter que d’autres groupes ont également été victimes, tels que les francs-maçons. Mais contrairement à ces derniers, la spoliation des juifs faisait partie d’une politique systématique de persécution et d’extermination. Le Conseil d’État a confirmé cette singularité dans sa décision du 25 septembre 2020 et a souligné qu’elle ne violait pas le principe d’égalité devant la loi. Bien que les restitutions restent possibles, elles seront soumises à des conditions différentes de celles prévues par la loi à venir.


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